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Jorge Eduardo Eielson

1924 - 2006

Né à Lima d’une mère péruvienne et d’un père scandinave, Jorge Eduardo Eielson (1924 – 2006) manifeste très tôt un intérêt pour l’art, sous toutes ses formes. Artiste multidisciplinaire, il s’engage dans l’écriture et ses poèmes et pièces de théâtre lui valent plusieurs prix en 1945 et 1946. En parallèle, Eielson conçoit ses premières toiles, qu’il expose dès 1948 à Lima, au Pérou. Comme il aime à le dire, « Pour écrire de la poésie, il faut oublier les mots » ; Jorge Eielson vivait ainsi entre le verbe et l’image, et après avoir exploré les mots, il amorça de nouvelles recherches plastiques qui l’entraînèrent au-delà des frontières du Pérou.

Galerie Arditti, Paris, 1972. Jorge Eielson : chemises, nœuds, cordes, toile tendue, pyramides de chiffons, drapeaux © Centro Studi Jorge Eielson

À vingt ans, Jorge Eielson se fait connaître à travers ses poèmes. Un an plus tard, il reçoit le prix national de la poésie pour son livre Reinos (Royaume) et devient membre du mouvement péruvien Génération 1950. Il reçoit le Prix national pour sa pièce de théâtre Maquillage et, suite à une exposition à Lima, obtient une bourse du gouvernement français qui lui permet de se rendre à Paris où il s’installe en 1948. Il côtoie les artistes du nouveau réalisme, expose dans les galeries de la capitale et ne cesse, dans le même temps, de chercher un nouveau langage et de nouvelles formes d’expression. En 1950, il obtient une bourse de l’UNESCO qui lui permet d’aller à Genève. Ce voyage marque une étape importante dans sa carrière artistique alors qu’il remet fondamentalement en question sa pratique. Il visite l’Espagne puis l’Italie et s’arrête un temps à Rome entre 1951 et 1965, pour finalement s’installer à Milan, où il restera. En Italie, il se rapproche des artistes conceptuels Lucio Fontana, Alberto Burri et Mimmo Rotella, qui lui ouvrent la voie vers de nouveaux horizons. S’il leur emprunte quelques éléments dans son travail, Eielson évite toute association formelle avec le minimalisme et le conceptualisme pour aboutir à un langage visuel et artistique qui lui est propre. Parce qu’Eielson ne publiera plus de poésie jusque dans les années 1980, il est, en Europe, considéré avant tout comme un plasticien. Dans son pays natal cependant, il est d’abord reconnu comme poète — et non peintre, sculpteur ou performeur.

Son œuvre plastique est composée de plusieurs séries bien distinctes. Dans la première (1958-1962), La costa infinita del Perú, l’artiste utilise des matériaux naturels, la terre, le sable, le marbre concassé, l’argile et le béton, avec lesquels il sculpte à la surface de ses toiles et crée des paysages multidimensionnels, évocateurs de son pays natal. Les matériaux interagissent entre eux et provoquent des accidents naturels : érosion, vent, chaleur… Plus tard, après plusieurs années de travail sur le sujet, le paysage fera place à la figure humaine.

Jorge Eielson "Camicia", 1963. Chemise, colle et acrylique sur toile, 80x120 cm. © Centro Studi Jorge Eielson

Entre 1960 et 1963, Jorge Eielson ajoute dans son travail des références à l’espèce humaine : il utilise des vêtements, cravates, robes, chemises… qu’il traite sur une toile bidimensionnelle. L’utilisation de matières nouvelles reflète une évolution dans la pratique de l’artiste, dont l’attention reste toutefois porté sur la texture. Il tord, déchire, noue le textile qui devient, par son action, œuvre d’art.

Parti très tôt de son pays natal, Eielson garde toutefois en mémoire son identité latino-américaine. La découverte de la guerre en Europe le conduit à regarder en arrière : s’il demeure sur le continent, il se tourne alors vers ses origines et étudie les cultures précolombiennes. Il y découvrira le quipu.

“L’extrême fluidité du domaine du langage se traduit par un nomadisme vital, multiforme du point de vue de l’expression, planétaire du point de vue de l’existence.”

Pierre Restany

À partir de 1963, Jorge Eielson intègre le quipu dans son travail, cette forme d’écriture inca sans mot ni papier, utilisée par les anciennes cultures andines comme système de numérotation, d’archivage et probablement de dialogue. Formes et couleurs y sont utilisées pour transmettre un sens : c’est ce qui inspire Eielson, qui mêle alors expérience tactile et visuelle pour insuffler à ses œuvres de nouvelles significations à décoder. 

Ces Quipus apparaissent dans les années 60 et resteront au cœur du travail d’Eielson pendant plus de quatre décennies. Dès 1964, l’artiste les expose à la Biennale de Venise et reçoit un accueil extrêmement élogieux tant de la part du public que des institutions. Très vite, il acquiert une reconnaissance internationale et participe à de grandes expositions au MoMA et à la Collection Rockefeller à New York, est invité aux Salons de mai à Paris, et expose dans des galeries à travers l’Europe.

L’œuvre d’Eielson se construit autour de l’utilisation du nœud (Nodos) et de la réinterprétation conceptuelle de cet ancien système de communication conçu par les Incas. Cela permet à Eielson de combiner peinture et poésie, sculpture et performance, en une seule et même création. Les Quipus et les Nodos repoussent les limites conventionnelles du langage, ils permettent de sortir des limites restrictives et bidimensionnelles de la surface traditionnellement plane du tableau. C’est là l’une des principales préoccupations de cet artiste visionnaire qui aura permis, par le nœud, d’étirer la toile, de rendre compte du hors champ à même le tableau. Le Nodos, compris comme un signe à la fois ancestral et linguistique, est bien au cœur de son processus créatif.

Toile peinte et nouée sur socle en bois (détail)

Jorge Eielson - El Cuerpo de Giulia-no (247 mètres de coton brut). © Centro Studi Jorge Eielson

Les Quipus d’Eielson prennent une dimension sculpturale dès lors qu’ils sont réalisés à grande échelle, à l’occasion de performances ou d’installations, comme ici avec El cuerpo de Giulia-no (247 mètres de coton brut), présenté à la 36e Biennale de Venise en 1972 et aux jeux Olympiques de Munich la même année. Ici, l’artiste concentre son attention sur la torsion du tissu. En devenant le principe même de la performance, cette action détache l’œuvre de son allusion directe et littérale aux civilisations incas. Cette approche, plus conceptuelle, permet à son travail d’échapper au récit, de dépasser l’anecdote. L’axe historique laisse place à un nouveau langage qui s’éloigne de toute référence nationaliste. Cette nouvelle étape ouvre à l’artiste de nouveaux champs à explorer qui lui permettent de lier monde préhispanique et modernité, espace et temps. Il actualise l’art précolombien au présent.

Les Quipus incas, dont les traductions ou les significations exactes sont encore aujourd’hui mal définies, auraient bien pu être oubliés sans le travail d’Eielson. À l’instar des concepts spatiaux de son contemporain Lucio Fontana, lui aussi d’origine sud-américaine et installé en Italie, les Quipus explorent un langage construit à partir d’une gamme de thèmes et de variations d’une même action. 

Les œuvres d’Eielson sont entrées dans les collections publiques ou privées parmi les plus importantes du XXe siècle. De son vivant, elles ont été exposées à de nombreuses reprises et à grande échelle, comme aux Jeux olympiques de Munich en 1972, et par quatre fois à la Biennale de Venise. Elles font aujourd’hui partie des collections du Museum of Modern Art à New York, du Museo de Arte de Lima ou encore de la Rockefeller Collection à New York. Une grande rétrospective de son travail a été présentée en 2017 et 2018 au Museo de Arte de Lima, au Pérou.

Oeuvres

Jorge Eduardo Eielson, Codice di Leonardo

1996

Jorge Eduardo Eielson, Quipus 39-A

2000

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