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Petit marron en deux parties | 1974

Maître de la texture, Antoni Tàpies livre une œuvre brute. Entre surface agencées, assemblages et collages, il explore, bien avant l’Arte Povera, un art abstrait incorporant des matériaux dits « pauvres ».

Mais l’artiste ne se limite pas à la seule matière : il ouvre à une lecture de son art plus symbolique, politique et spirituelle — une lecture de son temps et de la condition humaine en général où le sable, le bois, le métal et les objets du quotidien se métamorphosent en puissantes métaphores.

Antoni Tàpies (1923 – 2012)
Petit marron en deux parties, 1974
Huile, sable, clous et assemblage de bois sur toile
55,3 x 75,5 cm

Derniers instants du régime franquiste, les années 1970 sont marquées par une violence rare à l’égard de la société civile espagnole. Réfractaire à l’abstraction, le gouvernement soumet les artistes à de nombreuses formes de censure, mais les symboles cachés et éparpillés à la surface de ses œuvres permet à Antoni Tàpies de livrer le témoignage d’événements historiques en les matérialisant.

À la même période, les travaux de l’artiste le mènent à intégrer des matériaux plus volumineux et des pièces de mobiliers à ses œuvres pour créer des « objets-sculptures », à l’image de Petit marron en deux parties. D’une modernité révolutionnaire tant d’un point de vue politique que plastique, son travail bénéficie très vite d’une reconnaissance internationale. Dans les années 1970, il expose dans toute l’Europe, fait fréquemment l’objet de solo-shows à Barcelone, New York, Stockholm, Milan, Londres ou Cologne, et en 1973, d’une grande rétrospective au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.

Antoni Tàpies, 1993 © Franziska Messner-Rast

“Je considère le mysticisme comme un état d'esprit nécessaire à la pensée scientifique, tout comme à l'art.
Il permet de découvrir des choses qui ne peuvent être trouvées par d'autres moyens.”

Antoni Tàpies

En 1974, alors qu’il reçoit le Prix du Conseil des Arts Britannique à l’occasion de l’Exposition Internationale de Gravure, l’Espagne est profondément marquée par la mort du jeune militant Salvador Puig i Antich, l’une des dernières personnes exécutées sous Franco. Cette année-là, Tàpies produira plusieurs œuvres en son hommage.

Engagé dans la réalité de son époque, Antoni Tàpies donne à voir une œuvre hautement symbolique, excluant toute narration ou contenu littéraire. Petit marron en deux parties ne fait pas exception et ne saurait ainsi être pleinement comprise hors de son contexte historique et des positionnements de son auteur pour les droits et libertés démocratiques ainsi que la défense de la langue et de la nation catalanes.

Les symboles qui composent le tableau cependant, comme tous ceux utilisés par Tapies, restent ouverts à l’interprétation. Volontairement ambigus, le seul contexte ne saurait tout expliquer ; l’artiste invite ainsi ceux qui regardent ses œuvres à trouver des explications personnelles aux indices disséminés, mais sans réponse certaine.

Rassemblant tous les marqueurs distinctifs de l’œuvre d’Antoni Tàpies, Petit marron en deux parties est un diptyque constitué de deux morceaux liés par des lattes de bois irrégulières et noircies. Comme un miroir, les deux parties se répondent et dialoguent à travers des compositions similaires. Elles sont couvertes d’une toile, elle-même recouverte de sable marron gratté par endroit de marques parallèles barrées, à la manière des graffitis sur les murs de prison, chaque trait représentant un jour de plus passé entre ses murs.

Artiste engagé, Tàpies participe, en effet, régulièrement à des rassemblements clandestins anti-régime et avait été arrêté et emprisonné quelques jours en 1966. D’autres marques affleurent à la surface : une sorte de signature en bas à droite, un huit — ou le signe de l’infini — à la craie blanche, des traces de doigts et l’empreinte d’une paume de main peut-être.

La toile, nue par endroit, est brute et rugueuse là où la matière semble avoir été creusée pour laisser apparaître un H sur la partie gauche et un T sur la droite. Ces motifs sont récurrents dans les œuvres de Tàpies et la manière dont ils sont rendus, texturés, collés, griffés ou gravés, reflète l’importance accordée par l’artiste à la matérialité et à la relation entre la forme et sa signification.

Pour lui, le T est à la fois une signature et la croix catholique qui, dans son travail, possède un sens plus étendu : elle représente l’intersection des domaines matériel et spirituel, la condition humaine prise entre les limites terrestres et la recherche de la transcendance. La lettre H fait référence à la cloison, au mur (le nom Tàpies, dérivé de tàpia, signifie « mur » en Catalan) ou, justement, à la prison. Référence à la censure de l’époque, le H gravé, et l’œuvre dans son ensemble, paraît alors être un message caché à déchiffrer par ceux qui sauront lire entre les signes…

Dans les titres des œuvres d’Antoni Tàpies, peu d’éléments sont donnés directement pour éclairer leur sujet : ils sont à recueillir au sein du tableau, dans les formes, les textures et les marques dispersées à la surface de l’œuvre. Ils font aussi appel à une compréhension instinctive, presque primaire, face aux tracés irréguliers, aux lignes ébauchées et aux objets récupérés dont la vie antérieure résonne à la manière d’un écho lointain.

Des œuvres de l’artiste émane ainsi une beauté non-conventionnelle habitée par sa sensibilité et son regard sur son temps — le mystère et la spiritualité inhérents laissent au hasard des intuitions la liberté d’une interprétation intime et personnelle. Pas seulement visuelles, les œuvres de Tàpies exigent un engagement tactile, un éveil complet des sens.

C’est ce qui séduit à l’époque les marchands d’art parmi les plus renommés : la Galerie Maeght lui dédie plusieurs expositions à Barcelone dont une en 1975 à l’occasion de laquelle Petit marron en deux parties est présenté. Le tableau voyagera ensuite jusqu’à New York à la fin de la même année pour être exposé à la très influente Martha Jackson Gallery.

Vue de l'exposition « Antoni Tàpies. The Practice of Art ». @Museo Reina Sofía et Fundació Antoni Tàpies, 2024.

“Parfois, les gens ont l'idée que l'art devrait être très raffiné. Mais j'ai toujours cru qu'on pouvait faire de l'art à partir de choses simples, modestes...
Les petites choses peuvent être transcendantes. Elles peuvent changer notre façon de regarder le monde.
Je pense qu'il est important de faire de l'art à partir de presque n'importe quoi.”

Antoni Tàpies

Antoni Tàpies, vue de l’atelier, 1966 © Ralph Herrmanns

À propos de l’artiste

Peintre, mais aussi sculpteur, graveur, essayiste et théoricien de l’art, l’étendue des recherches de Tàpies témoigne d’un accomplissement artistique et intellectuel exceptionnel qui nourrissent sa pratique. Extrêmement cultivé, il enrichit son œuvre d’une pensée construite sur ses lectures, mais aussi des rencontres avec les philosophes et théoriciens de son temps.

Sa première exposition personnelle a lieu en 1950 puis il participe à la Biennale de Venise en 1952. Dans son pays et à l’international, sa notoriété ne fera que croître jusqu’à sa mort en 2012. De son vivant, son travail aura reçu de nombreux prix ; il est aujourd’hui exposé dans nombre d’institutions les plus importantes : au MoMA et au Guggenheim à New York, à la Neue Nationalgalerie à Berlin, au Centre Pompidou… Son œuvre est conservée et représentée par la Fondation Antoni Tàpies à Barcelone, sa ville de naissance et de décès.

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